Colonne de juillet vue de l'Opéra Bastille

 

Il est rare que je me fende d'un billet d'humeur, mais, une fois n'étant pas coutume, je voulais vous raconter une petite anecdote lyrique et les réflexions qu'elle m'a inspirées. Vous me pardonnerez donc, je l'espère, cet article dix fois trop long pour Internet et plus sentimental que d'ordinaire.  

 

J'étais à l'Opéra Bastille il y a quelques jours pour assister à La Traviata. un billet que j'avais acheté en février de l'an dernier sur la présence de deux artistes : Anna Netrebko et Plácido Domingo. 

 

 

Une semaine avant la représentation, je reçois un mail de l'opéra m'annonçant, je cite : 

 

Madame Anna Netrebko, souffrante, ne sera pas en mesure d'interpréter le rôle de Violetta Valéry pour les représentations de La Traviata les mercredi 21, dimanche 25 et mercredi 28 février 2018. 

Elle sera remplacée par Madame Marina Rebeka" 

 

 

Bien sûr, j'étais un peu déçue - c'est déjà la deuxième fois que cette artiste annule sa participation à un concert où j'espérais l'entendre - mais rien d'inhabituel dans le monde de l'opéra où les voix sont à la merci du moindre courant d'air ou microbe qui passe.

 

C'est donc avec une certaine surprise que je reçois un second mail, le lendemain, signé du Directeur général de l'Opéra National de Paris, Stéphane Lissner, expliquant que "Marina Rebeka [...] est une artiste internationale qui chante les premiers rôles partout dans le monde".  D'emblée, je me suis dit que si le directeur montait lui-même au créneau, c'est sans doute que l'opéra avait dû recevoir des retours véhéments après le premier mail. 

 

 

Tant pis pour Netrebko, il me restait Plácido Domingo. 

 

Que je vous explique : cet artiste est l'un des tous premiers chanteurs lyriques que j'ai entendu quand j'étais enfant, alors que j'habitais en Espagne. Un couple d'espagnols, amis de mes parents, m'avaient offert la VHS - ça nous rajeunit pas, tout ça - du film Carmen, de Francesco Rosi. Le ténor espagnol, au sommet de sa renommée y interprétait Don José avec une fougue qui m'avait déjà impressionnée. 
 
Carmen - Film de Francesco Rosi - Placido Domingo

 

A l'époque, rien n'aurait pu laisser penser que j'aimerais l'opéra aussi passionnément qu'aujourd'hui. Et quand, il y a 5 ans, encore sous le choc d'une production de La Fille du régiment qui fut ma révélation lyrique - quasi mystique  - je me suis plongée à oreilles perdues dans le monde de l'opéra, dévorant toutes les captations de spectacles me tombant sous la main sans distinction d'époque, de compositeur ou de style. 

 

Dès le début, Plácido Domingo a été l'un des artistes que j'ai le plus vu dans les DVD des bibliothèques que j'ai pu arpenter en quête de nourriture lyrique. Certes, il n'était pas le seul, mais il m'émouvait à tout coup, alors même que j'étais incapable de juger de la qualité du chant ou de la voix. Ce que j'aimais tout particulièrement, c'était son jeu de scène, souvent passionné, toujours juste. Un élément qui n'est certes pas l'essence de l'opéra, mais auquel j'étais et je reste encore très sensible : on n'efface pas si facilement des années de théâtre.

 

Avec lui, j'y croyais, malgré tous les artifices du chant, j'y croyais à fond. J'ai pleuré avec les personnages qu'il incarnait, j'ai partagé les yeux rivés sur mon écran et les oreilles grandes ouvertes, leurs prières, leurs souffrances, leurs espoirs si démesurément dramatiques et pourtant si humains.

 

C'est vous dire avec quelle impatience j'attendais de le voir sur scène. Un peu anxieuse, aussi : à 77 ans passés et avec un changement de tessiture - il se produit désormais en tant que baryton et non plus ténor - j'avais peur d'être un peu déçue tant la flamboyance de ses années plus jeunes m'avait marquée. 

 

La Traviata de Verdi - Opéra de Paris - Marina Rebeka - Placido Domingo - Charles Castronovo - éventail et jumelles

 

C'est pourquoi, lorsque s'est profilée devant le rideau de scène la silhouette tant redoutée de l'homme en charge des annonces, j'ai retenu mon souffle. Les habitués de l'Opéra le savent bien, son apparition ne peut signifier qu'une seule chose : l'un des artistes de la distribution est malade. Et lorsqu'il prononce les mots "Monsieur Plácido Domingo est souffrant", mon petit coeur se brise. Menu, menu. J'ai la sensation que c'était ma seule et unique occasion de le voir sur scène, et qu'elle ne se représentera pas.
 
Mais passé les premières secondes, c'est autre chose qui me fend l'âme : le public s'est mis à huer. Le son enfle, venimeux, venant de tous les coins de la salle. Mon voisin hurle : "Booo à lui! Et à Madame Netrebko aussi !" Je m'enfonce dans mon siège, honteuse de me trouver au milieu de cette foule, partagée entre stupéfaction et immense tristesse. Pendant une longue minute, les spectateurs se déchaînent, si bien que le reste de l'annonce s'avère inaudible. Le chef d'orchestre, imperturbable, attend, stoïque, que la bronca passe.
 
 
Hue-t-on un artiste parce qu'il est malade ? Bien sûr, j'étais la première déçue, mais rien ne justifie à mes yeux pareil déchaînement. On comprend qu'un sportif se blesse ou tombe malade. Cela arrive à tous, même aux meilleurs, même aux plus solides. Hue-t-on un athlète qui renonce à une course ? Vilipende-t-on un pianiste ou un violoniste qui annule un concert pour cause de tendinite ? Pourquoi refuse-t-on aux chanteurs lyriques ce que l'on comprend chez tous les autres ?
 
Alors, oui, on a dépensé de l'argent pour voir des artistes, oui on est déçu, oui, on devrait pouvoir choisir d'être remboursé, après tout, la prestation donnée n'est pas celle que l'on a achetée. Mais pourquoi s'en prendre aux artistes ? Je ne pouvais m'empêcher de penser à ceux qui, bien présents derrière le rideau, entendaient ce déchaînement d'hostilité avant même de monter sur scène. 
 
La Traviata - Opéra de Paris mise en scène Benoît Jacquot - Ermonela Jaho

 

A l'entracte, j'écoute les réflexions des spectateurs autour, un de mes petits plaisirs coupables lorsque je vais à l'opéra seule. Ils évoquent pèle-mêle les annulations précédentes de Netrebko, la saison dernière de Kaufmann, victime d'un microbe qui l'a tenu à l'écart de la scène pendant plusieurs mois, l'annonce de Yoncheva retirant le personnage de Tatiana de son répertoire pour cause d'évolution de sa voix, à quelques semaines des représentations d'Eugène Onéguine.
 
Quelque chose me frappe dans le ton indigné de mes voisins de strapontin : une exigence sans pitié aucune. Quel dilemme pour les artistes ! S'ils sont malades et décident de chanter tout de même - en plus des dommages possibles pour la voix - ils prennent le risque de ne pas être à la hauteur de ce que les spectateurs attendent d'eux. Ils décident d'annuler ? on les accuse de jouer les divas.
 
Quand on sait en outre que les contrats se prévoient des années à l'avance pour les artistes les plus célèbres, et que la voix évolue, il ne me semble pas anormal qu'il arrive à mesure que les représentations approchent, qu'une voix ne corresponde pas encore - ou plus - à un rôle. J'en étais là de mes réflexions lorsqu'un autre voisin - celui qui huait copieusement au départ - glisse à sa compagne : "mais au fait, il chante ou pas Domingo ? Parce que je n'ai pas entendu le nom du remplaçant.
 
 
C'est vrai, ça... tiens...
 
Je n'ose pas reprendre trop espoir et je m'y accroche du moins fort que j'y peux, mais c'est bien vrai : la fin de l'annonce a été tellement couverte par les huées qu'il est difficile de savoir ce qui a vraiment été dit. Mais je l'ai entendue, cette petite phrase, et il est difficile de ne pas y croire, un peu, de ne pas s'accrocher à ce fil ténu. Et si...?
 
Au deuxième acte, alors que Germont père est sur le point d'entrer en scène, je n'ose regarder le plateau. Je ferme les yeux et je retiens mon souffle, dans l'attente de ces quelques premières phrases qui me feront savoir si oui, ou non, c'est Domingo qui chante ce soir. Et dès les premières notes, je le reconnais, ce timbre cent fois écouté... il est assombri, oui, il a peut-être un peu moins de vigueur, mais c'est bien lui, sans aucun doute. Fébrile, j'empoigne mes jumelles pour vérifier ce que mes oreilles ont du mal à croire.
 
Il est là. 
 
La Traviata de Verdi - Opéra de Paris - Marina Rebeka - Placido Domingo - Charles Castronovo

 

Ce fut pour moi un très beau moment d'émotion que d'entendre enfin cet immense artiste en vrai. Mais la joie de cette soirée a malheureusement été mitigée par ces huées qui se sont - fort heureusement et fort à propos - transformées en triomphe une fois le rideau tombé.

 

Je voue une admiration sans borne à tous les artistes qui, face à des huées, trouvent le courage de continuer à monter sur scène. Je crois qu'à leur place, je serais terrorisée, ou j'aurais un sentiment de rage et d'injustice qui m'empêcherait d'émettre le moindre son. Il faut une sacrée force de caractère pour affronter un public hostile ou déçu. 

 

Je hais les huées qui s'adressent à un artiste souffrant affirmant pourtant sa volonté d'exercer son art, même moins en forme. Je hais les huées lorsqu'elles s'adressent à quelqu'un qui est absent : à quoi bon ? Les seuls qui les reçoivent sont ceux qui, eux, sont bien présents. Je hais les huées même lorsqu'elles s'adressent à un chanteur un peu décevant. Quiconque fréquente un peu les salles de spectacle sait différencier des applaudissements vaguement polis d'une ovation tonitruante : les artistes ne sont pas dupes, et nul n'est besoin d'y ajouter un surplus d'hostilité qui ressemble souvent davantage à une absence absolue de compassion qu'à l'expression d'une déception.

 

Chers artistes, continuez à nous faire rêver ! 

 

La Traviata de Verdi - Opéra de Paris - Marina Rebeka - Placido Domingo - Charles Castronovo


 

 
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