gifles au vinaigreDe Tony Cartano

aux éditions Albin Michel

 

"Faire d'un père l'objet d'une fiction n'est pas un sacrilège, surtout si l'on considère qu'il fut un être d'illusion, entièrement façonné par l'utopie." Février 1939. Franco a gagné. Les armées républicaines se replient sur le frontière française. A. fuit avec ses troupes villes et villages dévastés. Il laisse derrière lui son passé et ses faits d'armes : femme et enfant, la bataille de Teruel et la traversée de l'Ebre. Mêlant l'histoire trouble de la guerre civile espagnole, visions hallucinées du siècle et souvenirs d'enfance interdits et imaginaires, son fils tente, des années plus tard, de reconstituer la trajectoire de cet homme dont il ignore presque tout. 



Ce qui m'a tout d'abord attiré dans cet ouvrage, c'est cette allusion à la guerre d'Espagne. Enfant, lors de mon séjour espagnol, un enseignant nous avait demandé un travail sur nos (arrière) grands-parents qui avaient vécu la guerre et les anecdotes qu'ils nous avaient transmises. Agée d'une dizaine d'années à l'époque, je n'avais pas vraiment réalisé que mes camarades espagnols n'évoquaient pas la même guerre que moi. Je pensais 39-45, eux évoquaient la guerre civile de 36-39. Le souvenir de ce travail m'est revenu par hasard il y a peu, et cette prise de conscience tardive avec.

Le choix de cet ouvrage s'est donc tout d'abord fait sur ce thème. Quand au texte, slalomant entre la tentative de biographie et l'introspection littéraire, il m'a parfois déplu dans ce deuxième aspect. Que le personnage parte à la recherche de la vie de son père, de ce passé en partie tabou qu'il veut comprendre, de cette culture gommée, était selon moi, très intéressant bien que son cheminement soit relativement classique. En les commentaires que l'écrivain rajoute sur sa réflexion en tant qu'auteur ou sur la manière dont on peut traiter un personnage lorsqu'il est seulement en partie fictif, ou encore sur l'utilisation du temps, toutes ces réflexions auraient, selon moi, davantage trouvé leur place dans un essai, voire en occupant un chapitre entier à eux seuls, hors du texte. Intégrés au texte, ces commentaires m'ont déplu.


Un bémol qui ne gâche cependant pas complètement l'ouvrage tant on sent une vraie tendresse pour ce père que l'auteur cherche à comprendre et dont il tente, morceau par morceau, de reconstituer l'histoire. Documents officiels, bribes de conversation sont assemblés, puis l'auteur les lie entre eux et comble les espaces vides au moyen du roman. Ainsi, ce personnage réel se mue en personnage de fiction, si bien que l'on ne distingue plus le vrai du faux. Et le temps appliqué à l'ouvrage, partagé entre passé et présent, allant parfois à rebours, est bien celui de la fiction. 

 

La note tout à fait subjective et qui n'engage que moi : 3,5/5

 

« Roberto, amène-toi. Viens voir. »
Adossé contre le pneu de la camionnette, encapuchonné sous sa couverture de campagne, le canonnier s'était assoupi une heure ou deux, se jurant bien que le brouillard et le froid nocturne ne le tueraient pas. Avec ses vingt-cinq ans et sa solide carrure d'avant-centre du club de football de Gérone, Roberto ne craignait rien plus que l'obscurité glacée, trompeuse, qui donne l'illusion du repos salvateur mais qui, en réalité, s'apprête à vous saisir aux poumons et à vous liquéfier de l'intérieur.
Le sifflement des balles, la violence des escarmouches, ça ne lui faisait pas peur. Du moment qu'il avait décidé d'affronter le danger. Le plus dur, c'était le reste : tout ce qui rampait, sournois, le sommeil abruti, les poux de la tignasse et du pli des couilles – le désespoir. Depuis trente et un mois, il avait tout donné de sa vie à la guerre. Mieux qu'un entraînement permanent.
A. secoua le corps tétanisé de son compagnon qui s'ébroua.
« Que se passe-t-il ? Les Navarrais attaquent ? »
A. avait assuré son tour de garde, le dernier de la nuit, assisté de Jordi et Anselmo, ses deux meilleurs tireurs. Ils avaient ensemble grillé deux ou trois cigarettes roulées avec le peu de tabac qu'il leur restait et marché de long en large sans arrêt pour oublier leurs ampoules aux pieds et leurs doigts gourds. Pour surveiller aussi la petite route en contrebas du tertre où la quinzaine d'hommes demeurés sous les ordres de A. avaient trouvé refuge derrière un rideau de bouleaux. Le jour était loin de se lever encore. De toute façon, avec le grésil qui ne s'était pas arrêté de la nuit, la visibilité aurait été limitée, peut-être même opaque jusqu'à la route distante d'à peine deux cents mètres. Ce qui avait attiré l'attention de A., sur le coup de cinq heures, c'était comme un vaste murmure sorti du néant, une vague de mugissements de plus en plus lourds, inquiétants, le halètement sauvage d'un immense troupeau prisonnier d'une nature hostile, un univers en délabrement.
A. décida d'envoyer Jordi en reconnaissance. D'où venait ce vacarme ? Il fallait en avoir le cœur net. Pourtant, à cet instant, c'était plutôt son estomac creux qui préoccupait le commissaire délégué à la 5e batterie de DCA, groupe 2. Depuis plusieurs jours, on avait commencé à compter et réduire les rations alimentaires.

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