Certaines n avaient jamais vu la mer-julie OtsukaDe Julie Otsuka

aux éditions Phébus

Ce roman évoque un sujet peu courant : la vie des milliers de japonais arrivés au pays de l’Oncle Sam en quête de travail. Plus précisément, il s’attache au sort des femmes japonaises, épousées « par correspondance » et quittant leur terre natale pour rejoindre leur mari.

 

Julie Otsuka réussit la prouesse de nous décrire le destin de milliers de femmes, dans leur ensemble mais également dans leur individualité en utilisant le « nous » répété à l’envi tout au long de cet ouvrage. Comme si, quelles qu’aient été leurs conditions de vie, leurs malheurs ou leurs joies, l’auteur soulignait dès le début leur destin commun. Le processus est très efficace, certains diront peut-être lassant, mais surtout il montre ses limites, à mon sens, dans le dernier chapitre, où le « nous » quitte bizarrement les japonaises pour devenir celui des américains. Ce qui relevait d’un style poétique vraiment original se transforme alors en un effet presque laborieux.   

Ce livre est aussi l’occasion d’évoquer une page peu connue de l’histoire américaine : la déportation des Japonais lors de la seconde guerre mondiale : des familles entières, et même des citoyens, nés sur le sol américain de parents japonais. Sans dénoncer ce fait, le récit nous donne simplement à voir les réactions de ceux qui partent. Et cela suffit : le lecteur y lit la cruauté et l’injustice, bien plus fort que si l’auteur s’était répandue en paroles indignées. 

Un livre atypique dans sa forme, sur un sujet plutôt rare. Une découverte fort intéressante.

La note tout à fait subjective et qui n'engage que moi : 3/5

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Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour.

Sur le bateau, la première chose que nous avons faite – avant de décider qui nous aimerions et qui nous n’aimerions pas, avant de nous dire les unes aux autres de quelle île nous venions et pourquoi nous la quittions, avant même de prendre la peine de faire les présentations –, c’est comparer les portraits de nos fiancés. C’étaient de beaux jeunes gens aux yeux sombres, à la chevelure touffue, à la peau lisse et sans défaut. Au menton affirmé. Au nez haut et droit. À la posture impeccable. Ils ressemblaient à nos frères, à nos pères restés là-bas, mais en mieux habillés, avec leurs redingotes grises et leurs élégants costumes trois-pièces à l’occidentale. Certains d’entre eux étaient photographiés sur le trottoir, devant une maison en bois au toit pointu, à la pelouse impeccable, enclose derrière une barrière de piquets blancs, d’autres dans l’allée du garage, appuyés contre une Ford T. Certains avaient posé dans un studio sur une chaise au dossier haut, les mains croisées avec soin, regard braqué sur l’objectif, comme s’ils étaient prêts à conquérir le monde. Tous avaient promis de nous attendre à San Francisco, à notre arrivée au port.

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