Avis théâtre immersif : Helsingor - château d'Hamlet
Au théâtre Le secret
Texte d'après Shakespeare
Mise en scène de Léonard Matton
Jusqu'au 18 novembre 2018
Le théâtre immersif, vous connaissez ? Moi non plus, avant d'aller voir ce spectacle. J'avais tout de même quelques expériences s'éloignant du théâtre traditionnel à mon actif. Comme cette pièce, découverte au lycée, où seule une trentaine de spectateurs étaient assis autour d’un repas de famille, à la table duquel les comptes se réglaient à coups de cris et de nourriture projetée. Si je ne me rappelle pas du titre de la pièce, le souvenir, lui, est demeuré. Mais le théâtre immersif, c’est encore autre chose...
Concept jusqu'ici inédit en France – alors qu’il semble déjà avoir fait un bout de chemin chez nos voisins anglais - le théâtre immersif casse les codes traditionnels : pas de salle, pas de scène, pas de rangs de spectateurs bref, pas de séparation entre l’espace de la fiction et l’espace du réel, entre celui des comédiens et celui du public. Le spectateur est invité à évoluer de salle en salle, au gré de sa fantaisie. Cette seule idée avait déjà suffi à piquer ma curiosité, mais lorsque j’ai appris qu'Helsingør était une adaptation d'Hamlet - vous savez ma passion quasi obsessionnelle pour Shakespeare - l’attirance est devenue irrésistible : il FALLAIT que j’y aille.
Le lieu du spectacle lui-même, mystérieusement nommé Le secret a ouvert tout récemment. Il ne s'agit pas d’un théâtre à proprement parler, mais d’un espace avec plusieurs salles, qui se veut dédié à toutes les expériences immersives. Le spectateur est accueilli sous un chapiteau d’où s’échappent une guirlande de lampions asiatiques. L’ambiance, d’ores et déjà, s’annonce pleine de magie. Dès l’entrée, le visiteur est invité à laisser son téléphone à la consigne. En échange, on lui remet un bracelet de couleur aux étranges propriétés : il a le pouvoir d’influencer, le temps d’une soirée, le destin de son propriétaire. Si, si, vous allez voir.
Une voix sépulcrale s’élève alors et nous indique que nous sommes, non spectateurs mais invités au château d’Helsingør ce soir. Nous serons libres de déambuler comme bon nous semble, de suivre les comédiens ou de nous en éloigner, d’étudier les décors et d’interagir avec, à la seule condition de ne déplacer aucun des accessoires et de pas outrepasser les limites du château.
Apparaissent alors plusieurs porte-drapeaux, dont la couleur rappelle celle de nos bracelets. Chaque spectateur est invité à suivre celui qui correspond au sien et se voit conduire en un lieu différent des autres. Les groupes venus ensemble sont séparés. Helsingør s'annonce donc d'emblée comme une expérience radicalement personnelle.
La pièce où nous attire le porte-drapeau dont je suis les pas est une chambre. Sur le lit, une jeune fille lit et relit des lettres d'amour. Dans l'intimité de cet espace privé, j'oublie rapidement les autres spectateurs et il me semble, contre toute logique, être seule avec la fragile Ophélie. Laertes, son frère, entre précipitamment et une dispute éclate au sujet du prince Hamlet, qui courtise la jeune femme d'un peu trop près.
Je décide rapidement, poussée par la curiosité, de m'aventurer hors de la chambre d'Ophélie pour voir ce que les autres pièces de ce château me réservent. Je traverse un long couloir obscur, meublé de deux tables où ont été déposés un jeu de cartes laissant apparaître un roi, une reine, et un fou. Puis, entendant des voix sur ma droite, je décide de me laisser guider jusque dans le salon où le roi fête ses noces. Je n'y reste pas longtemps, brûlant de continuer à explorer les lieux. C'est là que je croise le prince du Danemark et quelques gardes. Connaissant l'intrigue, je décide de le suivre : le spectre de feu l'ancien roi du Danemark n'est sans doute pas loin.
Dans une pièce où se dresse une immense croix, à la lueur d'éclairs zébrant le ciel, le spectre révèle à son fils l'assassinat dont il a été la victime et le drame se noue. L'immersivité est incroyable. Sans la distanciation habituelle de l'espace scénique, les émotions sont décuplées, et le sentiment d'être réellement dans un autre monde, quasi magique, est palpable.
C'est le moment où mon expérience personnelle d'Helsingør va prendre une autre tournure : au détour d'un couloir, je suis accueillie par un comédien ouvrant ses bras pour m'inviter à pénétrer dans une pièce jusqu'alors fermée. Pensant que cela faisait partie intégrante du spectacle, je m'exécute, et me retrouve... en coulisses. On me demande alors si j'accepterais de jouer un petit rôle, muet. Prise dans l'ambiance du spectacle, j'ai mis plusieurs dizaines de secondes à réaliser qu'il s'agissait du comédien, et non du personnage, me posant la question ! Me voilà donc revêtue d'un costume simple, pour incarner le temps d'une scène, l'une des actrices de la troupe arrivant au château.
Pendant quelques minutes, je me suis retrouvée au milieu de l'action, accueillie avec les comédiens par Hamlet, et remplie de ce sentiment merveilleux de vivre un rêve de gosse : je jouais dans une pièce de Shakespeare. Pour avoir abandonné mes rêves de théâtre professionnel il y a déjà de nombreuses années, ce fut le plus beau cadeau qu'Helsingør pouvait me faire. Même l'amie avec laquelle j'étais venue, et dont j'ai été séparée dès le début du spectacle, n'y a vu que du feu : elle pensait que je jouais réellement dans la pièce, et que j'avais voulu garder le secret.
Lorsque je suis retournée à mon rôle de simple invitée, je n'étais déjà plus dans la réalité, et c'est comme en songe que j'ai vécu le reste du spectacle. D'autant que la tension était montée d'un cran. Le face à face entre Ophélie et Hamlet, la mort de Polonius caché derrière un rideau, la folie de la jeune femme, et enfin sa mort. J'étais là lorsque la reine a appris la nouvelle à Laertes, son frère. Je l'ai suivi lorsqu'il a couru vers le corps sans vie de sa soeur, poussant un cri déchirant. A ce moment-là, rien ne dissocie la fiction de la réalité. Entourant le cadavre de la malheureuse Ophélie, témoin de la douleur d'un frère, le spectateur n'a plus la protection rassurante de la distance entre la salle et la scène. Le mot immersion prend tout son sens.
De salle en salle, de scène en scène, l'action se poursuit. Les personnages entraînent le spectateur, retenant son souffle, vers l'inéluctable et tragique dénouement. Le duel entre Hamlet et Laertes est d'une violence inouïe. Une intensité encore renforcée par la proximité. Toute notion de fiction a disparu. Tous les coups, tous les vers semblent aller droit au coeur, jusqu'aux derniers mots d'Hamlet: Tout le reste est silence...
Dans cette salle pourtant remplie de spectateurs, c'est justement ce silence bouleversé et grave qui clôt la pièce. Le public semble hésiter à applaudir au spectacle des cadavres qui jonchent le sol. Une hésitation qui se transforme, passée la stupeur, en une ovation méritée. Je ne suis pas la seule à essuyer quelques larmes.
A dire vrai, je suis restée abasourdie plusieurs minutes, luttant pour revenir à une réalité que je n'étais pourtant pas pressée de retrouver. Ce Hamlet m'a hanté pendant plusieurs jours. J'en revoyais les moments les plus forts, inlassablement, et l'émotion était aussi vive dans ma mémoire qu'elle l'avait été ce soir-là. C'est le propre de certains spectacles que de vous marquer à vie. Je pourrais vous parler de ma révélation théâtrale, Lucrèce Borgia, à l'âge de 15 ans. Presque 20 ans après, je pressens que ce Helsingør va, lui aussi, me poursuivre pour longtemps.
La note tout à fait subjective qui n'engage que moi : 5/5
Le soir où j'ai vu le spectacle, je suis tombée immédiatement amoureuse du Hamlet de Stanislas Roquette, à la fois bouillonnant et torturé, comme appelant de ses voeux une tendresse d'autant plus désespérément qu'il la rejette par devoir. Mais selon les soirs, vous aurez peut-être d'autres versions du prince danois et des autres personnages.
Avec, en alternance : Roch-Antoine Albaladéjo, Dominique Bastien, Loïc Brabant, |